23 janvier 2007

Sur l'abbé Pierre

L'abbé Pierre.

Aujourd'hui même l'abbé Pierre est décédé. Au risque de choquer, disons nettement que cette forte personnalité n'était pas des nôtres et ne l'a jamais été. Non pas en soi parce qu'il était catholique : il y a des militants ouvriers catholiques (ou adeptes d'autres religions), et aussi des combattants démocratiques et humanistes sincères mus entre autres par leur catholicisme, comme François-Xavier Verschave, inlassable dénonciateur de l'ordre post-colonial et de la responsabilité de la France et du ... Vatican dans le génocide commis au Ruanda, que nous pouvons considérer comme « des nôtres », ce « nôtre » étant le camp, le monde, la sphère, de ceux qui dans la lutte des classes se situent parmi ou avec les exploités, pour renverser les exploiteurs et abolir l'exploitation.

En ce sens, l'abbé Pierre n'était pas des nôtres car son combat reposait sur une pensée politique et religieuse cohérente et ancienne qui s'oppose clairement, et consciemment, à la lutte des classes : la doctrine sociale de l'église qu'il défendit d'abord comme député démocrate-chrétien dés 1946 puis, de manière plus efficace, comme défenseur des sans-abri et fondateur de l'association Emmaüs à partir de 1954.

L'abbé Pierre était un frère capucin, un ordre de « frères mineurs » se réclamant de François d'Assise, dit « saint » François. François d'Assise aurait pu, au début du XIII° siècle, être brûlé comme hérétique, mais un pape intelligent, Innocent III, le récupéra pour l'église : les thèmes de la communion universelle des créatures et l 'apologie de la pauvreté constituaient l'axe de sa prédication, et le pape en fit une milice -c'était le terme consacré- de conversion et d'encadrement des pauvres des villes montantes, et au besoin de répression des hérésies par l'Inquisition. Le mouvement franciscain occupe une place fondamentale dans l'histoire du catholicisme. De l'avis de l'historien Georges Duby, si l'Italie urbaine médiévale n'avait pas été sauvée pour l'Eglise et pour l'ordre féodal et marchand par les franciscains, elle serait toute entière devenue cathare et républicaine. L'ordre franciscain pour assumer son rôle de flanc-garde et de soupape (c'est le cas de le dire !) fut souvent aux lisières de l'hérésie et de la contestation sociale. Les capucins de l'abbé Pierre sont une aile franciscaine constituée au XVI° siècle après que le courant soit une fois de plus en grande partie passée aux hérétiques, en l'occurrence protestants. L'apologie de la pauvreté et sa pratique ostentatoire par les prédicateurs a pour fonction sociale et symbolique de leur donner l'autorité nécessaire pour encadrer les pauvres et moraliser les riches, de façon à ce que tous vivent ensemble dans une société réconciliée à l'image du corps mystique du Christ, les riches restant riches et les pauvres restant pauvres.

Tel fut bien le combat de toute sa vie de l'abbé Pierre. Des militants ouvriers pouvaient se retrouver avec lui sur l'exigence immédiate de loger des sans-abri, pas sur ses objectifs fondamentaux qui se sont toujours situés aux antipodes de tout combat émancipateur. Le fond d'antisémitisme qui produisit, voici quelques années, une chute de sa popularité, est en cohérence avec cette vision doctrinale dans laquelle la « bonté » est avec les « pauvres » et où de méchants « riches » font du mal aux chrétiens : les Juifs !

La trame franciscaine -et la logistique de l'ordre- se retrouve encore derrière le Forum Social Mondial qui se déroule en ce moment même à Nairobi. L'apologie de la pauvreté, réélaborée en termes de « libération » par le franciscain brésilien Frei Betto et l'intellectuel Leonardo Boff, fournit la trame idéologique de la « théologie de la libération » dont on oublie toujours qu'elle empêche bien des mouvements latino-américains, dont dernièrement les sandinistes vainqueurs des élections au Nicaragua, ou comme une partie de la direction du PSOL brésilien, de combattre pour le droit des femmes à disposer de leurs corps, donc à l'avortement ; et dont on oublie aussi de dire qu'elle a exercé directement le pouvoir dans un pays : la république haïtienne du père Aristide ... Ce ne sont plus les « prolétaires » qui doivent s'émanciper, ce sont les « pauvres » avec lesquels il faut communier. Sous une forme sophistiquée, cette antienne franciscaine se retrouve dans les théories de l'ultra-gauchiste italien Toni Negri avec le thème faussement machiavélien de la « multitude ».

Assurément, les pauvres en Amérique latine par exemple sont nombreux et ont des revendications, mais ils sont une armée de réserve du capital mondial, et à ce titre forment la classe de ceux qui pour vivre n'ont que leur force de travail à vendre, même quand ils ne peuvent pas la vendre : les prolétaires, et c'est en tant que tels qu'ils peuvent se libérer, par la prise du pouvoir, la socialisation des moyens de production et leur union internationale. Assurément aussi, bien des militants d'inspiration chrétienne, voyant le Christ dans la classe ouvrière et ne voulant pas la catéchiser de l'extérieur, sont devenus d'authentiques militants ouvriers, ou paysans. Mais les responsables et les idéologues de l'ordre franciscain, eux, n'ont jamais perdu le Nord : la communion des pauvres est toujours restée pour eux l'alternative à la lutte des classes. A ce poste de combat prenait position Henri Groués, alias l'abbé Pierre. Pour ce combat sera orchestrée sur sa tombe l'union nationale pour la bonne cause des bonnes âmes qui font des bonnes oeuvres. Nous compatissons au vieil homme décédé, mais nous n'en sommes pas !

Article paru dans la Lettre de Liaisons Numéro 204 du 22 janvier 2007