"Les deux âmes du socialisme" de Hal Draper, édité et surtout commenté en français.
Paris, Syllepses, 2008.
Hal Draper fut un militant nord-américain, socialiste, révolutionnaire et trotskyste, dirigeant de l'organisation de jeunesse du Socialist Workers Party en 1938, en rupture, comme prés de la moitié de son organisation, avec Léon Trotsky en 1940 sur la question du soutien inconditionnel à l'URSS dans les guerres de Pologne, des pays baltes et de Finlande que préconisait "le Vieux". Hal Draper fut par la suite un dirigeant du Workers Party puis de l'Independent Socialist League, et refusa de suivre son principal animateur, Max Shachtman, lorsque celui-ci à partir de la fin des années 1950 estima que le "monde libre" de Washington méritait un soutien ... inconditionnel, contre le "totalitarisme" russe, chinois, cubain ou vietnamien.
Hal Draper, bibliothécaire à l'université de Berkeley et déjà âgé (il a 50 ans en 1964), n'en fut pas moins la figure tutélaire du très important Free Speech Movement, reconnu depuis comme le point de départ de la "radicalisation internationale de la jeunesse" des années 1960. Il a rédigé un grand nombre de petits essais et de pamphlets disponibles en anglais sur
http://marxists.org/archive/draper/index.htm ou sur
http://csh.gn.apc.org/ , qu'anime Ernest Haberkern, ainsi qu'une grande œuvre sur la théorie de la révolution chez Marx. Depuis une quinzaine d'année ces textes partiellement traduits circulent en France, dans des sphères trop réduites ... dont nous sommes : l'ancienne Lettre de Liaisons et certainement aussi l'actuel journal Militant et la présente lettre doivent beaucoup dans leurs réflexions et leurs méthodes aux essais de Hal Draper sur les micro-sectes, auxquels il oppose la méthode du journal organisateur, centre politique proposant ouvertement une orientation aux militants des divers courants du mouvement ouvrier, telle l'Iskra de Lénine (voir le texte Parti révolutionnaire et centre politique sur
http://site.voila.fr/bulletin_Liaisons/nosdocs.htm et la Lettre de Liaisons du 5 décembre 2002, n°51).
L'existence même de quelqu'un comme Draper était une remise en cause de l'orthodoxie des trois majors de la petite industrie trotskyste française, LO, l'ex-LCR et l'ex-OCI, qui tous dans leurs histoires standards et expurgées de leur propre mouvement et de leurs origines ne pouvaient faire une place à un tel parcours. Cela explique peut-être en partie cette longue ignorance. Malheureusement, ce livre des éditions Syllepses n'y mettra pas fin. Expliquons-nous.
Les deux âmes du socialisme est un texte de type pamphlétaire, paru dans Anvil en 1960, repris et développé dans New Politics en 1966, déjà traduit en français par plusieurs groupes -les groupes suisses A l'Encontre et SolidaritéS, l'ancien groupe français SPEB ("Socialisme Par En Bas"). Comme tel, c'est un brulot qui dénonce le socialisme par en haut des utopistes, des pondeurs de projets, de la plupart des réformistes et de beaucoup de révolutionnaires. Dans les tenants du socialisme autoritaire, Draper range les pères fondateurs de l'anarchisme que sont censés être Proudhon et Bakounine. Il leur oppose pèle-mêle Thomas Münzer, Rosa Luxembourg, Eugene Debs le socialiste américain, le grand écrivain anglais William Morris (autre inconnu en France parce que très peu traduit). Il ne parle pas de Lénine et de Trotsky, mais ce qu'il dit par ailleurs de Lénine surtout classe ce dernier parmi les meilleurs artisans du socialisme par en bas, au moins tant qu'il n'était pas au pouvoir. Tout lecteur éclairé formé dans le mouvement ouvrier français découvrira un monde nouveau chez Draper, comprendra que s'il croyait jusque là tout savoir ce n'était pas le cas, et saura enfin qu'il ne sait pas et qu'il reste à apprendre, de l'histoire comme de la pratique. Draper est salutaire. Comme toute bonne pilule, il faut le consommer à sec, éventuellement avec un goutte de gnôle, mais sans délayant, sans excipient, sans préalable, en toute liberté de pensée.
C'est exactement le contraire que nous avons ici. Un bref récit de la vie de Draper aurait suffi, mais non : il fallait nous mettre en garde, nous dire comment lire Draper, ce qu'on doit en penser. Nous avons affaire à une édition analogue à ces jésuites et ces dominicains qui ne laissaient les fidèles toucher à l'Evangile que moyennant moults avertissements et mises en gardes. Pour 86 pages de Draper, et encore bardées de notes parfois approximatives, vous avez droit en prime à 106 pages de préface, postfaces et mises en garde contre ce grand malpoli de Draper, que le lecteur français n'a décidément pas le droit de connaître en toute liberté.
Il y a trois sortes de commentaires. Quelques réflexions intéressantes, par exemple dans la contribution de Murray Smith, auraient amplement suffi à nous aider à réfléchir par nous-mêmes, point barre. Mais il y a ensuite les hors sujet, convoqués pour faire du remplissage et qui parlent de tout sauf de Draper. Ainsi, Michael Albert, qui estime représenter une "troisième âme" du socialisme, qui pense avoir découvert le truc susceptible de marcher qu'il a appelé "économie participaliste", a l'infini amabilité de bien vouloir nous faire part de son précieux savoir : on ne saurait le lui reprocher si les éditeurs ont jugé bon de blinder Draper, adversaire avec Marx des recettes pour la cuisine de l'avenir, au moyen de ses idées. Ainsi la féministe Diane Lamoureux, dans des réflexions au demeurant intéressantes, et honnêtes puisque elle ne nous parle pas de Draper ; mais sa présence s'explique pour les éditeurs par la nécessité de mettre en valeur les limites du méchant Draper : il n'avait pas compris le féminisme, voyez-vous donc ! Le plus remarquable ici est que c'est faux, et que le préfacier Jean Batout tout en soulignant cette grave carence dans Les deux âmes du socialisme qui ont oublié de parler du féminisme, nous informe que dans des articles qui ont suivi Draper a fait une très large place au féminisme dans le mouvement ouvrier du XIX° siècle et au début du XX°(*) . La troisième sorte de commentaires comporte ceux qui soulignent quand même que ce Draper avait bien des limites, son petit essai ayant l'immense défaut de ne pas avoir parlé de tout : coupable, bien sûr, d'avoir été méchant avec les libertaires (ce Draper "manque de corps", explique Alain Birh ! ...), coupable, précisent les notes, d'avoir qualifié de suivistes du stalinisme les intellectuels américains Dobb, Baran et Sweezy -ce qui est au demeurant parfaitement exact. Etc.
Bref, ce corpus, cet assortiment, ce bouclier anti-missile, ces anticorps disposés en batterie autour du gentil et touchant petit pamphlet du grand intellectuel révolutionnaire Hal Draper, nous en apprennent plus sur une intelligentsia d'extrême-gauche altermondialiste contemporaine que sur Draper (les officiants sont : Jean Batou, Michael Albert, Alain Bihr, Diane Lamoureux, Catherine Samary, Murray Smith). Mais ça, on connaît déjà. J'ai gardé pour la fin le détail qui tue : les références à Marx et Engels dans les notes rajoutées en bas de pages se rapportent presque toutes à "Œuvres choisies, Moscou, Éditions du Progrès, 1976", alors qu'on a quand même d'autres éditions que celles-ci ! Mais il y a comme un symbole involontaire en cette invocation infra-paginale de "Moscou", comme si Draper en français avait mérité un exorcisme supplémentaire ... et comme s'il fallait nous signifier de quoi tous ces exorcismes sont le nom ...
Bon, c'est bien gentil tout ça, mais il nous reste à traduire Draper.
VP, le 19/04/09.
* Voir Hal Draper et Anne G. Lipow : Marxist Women versus Bourgeois Feminism (1976) http://marxists.org/archive/draper/1976/women/women.html
Article paru dans MILITANT-Lettre de liaison N°57 du 19 avril 2009